Les fonds de continuation : un exercice délicat de gestion des conflits d’intérêts
Détermination du prix, crédibilité de la valeur liquidative, risque d’excès : le recours aux fonds de continuation peut constituer un exercice de haute voltige. Alors que le régulateur américain renforce sa surveillance des gestionnaires d’actifs privés, leurs homologues français semblent pour l’heure échapper à cette attention régulatrice.
Le temps de jeu pour les gestionnaires d’actifs privés touche-t-il à sa fin ? Par la réforme de l’Advisers Act, le gendarme financier américain s’est penché cet été sur la gestion de conflits en fonds de continuation, ces véhicules montés ad hoc pour continuer à accompagner dans la durée une ou plusieurs participations. «Nous continuons de penser que l’exigence d’une vérification de l’évaluation par un tiers est un élément essentiel de la prévention du type de préjudice qui pourrait résulter du conflit d’intérêts dans la structuration et la conduite d’une transaction secondaire» : en ces mots, la Securities and Exchange Commission (SEC) a imposé le recours systématique aux attestations d’équité (fairness opinions) sur le prix, émis par des tiers indépendants.
Avec les difficultés de sorties, les fonds de continuation ont fleuri sur le marché. Ils ont représenté plus de 83% des opérations dites «GP-led» (initiées par des gérants) au premier semestre 2023, selon le dernier rapport de Greenhill & Co. Ce mécanisme secondaire permet aux gérants de créer un fonds dédié avec les investisseurs (limited partners,LP), historiques ou nouveaux, et d’y transférer une ou plusieurs participations afin de continuer d’accompagner les actifs.
Et comme le gérant (general partner, GP) se vend l’actif à lui-même, il doit faire face à la gestion de conflits d’intérêts et la détermination du prix d’actif qui en résulte. Si le régulateur américain a examiné de près la complexe problématique de la gestion des conflits et de la fixation des prix en fonds de continuation, les gestionnaires français semblent encore jouir d’un certain sursis, sans avoir encore fait l’objet d’une telle attention régulatrice.
Plusieurs garde-fous
«Pour l’heure, sur le marché français et européen, chaque gestionnaire agit à sa discrétion, mais la situation pourrait évoluer avec les évolutions réglementaires dans d’autres juridictions», confie un avocat qui accompagne les fonds d’investissement. Il existe plusieurs garde-fous permettant de surmonter et de gérer les conflits inhérents à ce mécanisme secondaire. De l’instauration d’équipes séparées au recours aux attestations d’équité, les gestionnaires ont plusieurs cordes à leur arc.
Pour apporter du confort aux investisseurs, les parties peuvent convenir d’une évaluation indépendante du portefeuille d’actifs vendue sous la forme d’attestations d’équité. Mais «si le recours aux attestations d’équité est une pratique de marché sur le marché américain, il est beaucoup plus rare sur le marché européen», explique Stéphane Vanbergue, associé du cabinet Eight Advisory. Ces attestations d’équité ont «beaucoup moins de valeur probante qu’un co-investissement de la part d’un tiers et ne préjugent pas de la valeur que serait prêt à mettre sur la table un tiers externe», explique-t-il. En Europe, l’accent est mis davantage sur les opérations de due diligence :«sur les opérations sur lesquelles on est intervenu, il y a eu systématiquement des ‘vendor due diligences’ poussées avec un niveau de profondeur d’analyse équivalent à un cas de cession à un tiers», constate-t-il dans la pratique.
Dans d’autres cas, le gestionnaire du fonds peut mettre en place un processus concurrentiel classique d’enchères afin d’établir un prix équitable, le fonds de continuation étant l’un des nombreux soumissionnaires. Enfin, à mesure que les fonds de continuation se développent, les gestionnaires commencent à intégrer en amont ce scénario secondaire dans la documentation financière. Ainsi, les clauses de changement de contrôle intègrent le cas où l’actif fait l’objet d’une cession par fonds de continuation.
Mais toute cette panoplie de solutions n’a, pour l’heure, aucune valeur contraignante. Ce mécanisme secondaire présente quelques failles et suscite des interrogations.
La crédibilité de la NAV en jeu
Indicateur clé, la valeur nette des actifs (NAV, ou encore valeur liquidative) fait partie du reporting que les gestionnaires établissent de leurs portefeuilles. «Le fait qu’un gérant puisse potentiellement
proposer un prix différent de la NAV dans le cadre d’un fonds de continuation suscite des interrogations quant à la crédibilité de la NAV, regrette un avocat d’affaires de la place parisienne. Les LP risquent de perdre confiance dans la NAV établie par les GP». Un écart entre le prix proposé et la NAV peut aussi compromettre le succès du fonds de continuation : «Il y a eu plusieurs transactions infructueuses en raison de l’écart entre le prix proposé et la NAV», poursuit-il.
Cette problématique de détermination du prix est plus compliquée dans certains secteurs. «Ce problème est exacerbé dans le contexte d’investissements immobiliers illiquides où le prix réel disponible surle marché peut différer et, dans de nombreux cas, être inférieur à la juste valeur de marché du ou des actifs déclarés aux investisseurs existants», a-t-on pu lire dans un rapport du cabinet d’avocats Allen & Overy, intitulé «Continuation funds for real estate fund managers».
Risque d’excès
Dans un contexte de sorties difficiles, certains gestionnaires peuvent succomber à la tentation et envisager ce mécanisme principalement dans le but de générer des liquidités pour les investisseurs et de remonter du «carried interest».
«Confrontés à des situations de sortie complexes, les gestionnaires peuvent être tentés d’opter pour des fonds de continuation pour des actifs peu prometteurs et à faible potentiel de croissance. Cependant, ces démarches ont généralement peu de chances de réussir», souligne Stéphane Vanbergue. «De telles erreurs peuvent avoir un coût élevé pour un gestionnaire et compromettre sa capacité à lever des fonds ultérieurement, surtout dans un contexte où les levées de fonds sont de plus en plus difficiles et où les performances passées des fonds sont minutieusement examinées», poursuit-il.
Si le risque est présent, il ne s’est pas matérialisé dans la pratique. Et pour cause. «Les enjeux sont tellement considérables, en particulier en ce qui concerne la réputation des gestionnaires, et ces derniers ont la faculté de prolonger la période de détention d’un actif, qu’il est peu probable qu’un gestionnaire choisisse un fonds de continuation pour se désengager d’un actif peu prometteur», acquiesce un avocat de la place. De quoi rassurer un peu les investisseurs.
copyright L'AGEFI, Asmae Kaddouri
Stéphane
Vanbergue
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